Par le Dr Éric Poulin, optométriste et président
Délégation?
L’an dernier, dans mon premier éditorial de 2024, je débutais ma missive en vous mettant ironiquement en garde contre un immense chaos à venir. Je faisais référence aux tumultes appréhendés qui devaient accompagner l’éclipse totale du soleil attendue en avril.
Début d’année 2025 ? On nous annonce encore le chaos. Cette fois, pas d’ironie. Et ce ne sera pas un phénomène céleste qui en sera la cause ! Le changement de garde au sud de la frontière amènera à coup sûr des bouleversements. Bien sûr, tout le monde essaie d’en deviner l’étendue et tente de se préparer aux différentes éventualités.
Ce qui m’amène à mon sujet puisque voir venir et se préparer, c’est aussi ce que nous tentons de faire à notre humble échelle avec les défis qui sont les nôtres.
« Vous n’êtes peut-être pas responsable de la situation dans laquelle vous vous trouvez, mais vous le deviendrez si vous ne faites rien pour la changer » - Martin Luther King
Notre dernière communication faisait écho aux différentes préoccupations concernant les problèmes de main-d’œuvre en optométrie. Depuis, j’ai été interpellé sur ce sujet, tant par des médias que par des connaissances ayant constaté à quel point il pouvait être difficile d’avoir accès à des services optométriques.
On pourrait parler de synchronicité, soit l’occurrence simultanée d’événements ne présentant pas de lien de causalité, mais dont l’association prend un sens pour la personne qui les perçoit, du genre ma mère m’appelle alors que je pensais à elle. Si on a un penchant ésotérique, de hasard ou tout simplement que les journalistes lisent mes éditoriaux, ce qui est peu probable...
Je préfère penser que nous avons vu juste lors de la dernière planification stratégique de l’Ordre et que c’est un enjeu auquel il nous faudra accorder une attention particulière à court terme, avec votre aide.
Planification stratégique stratégique 2024-2027
Concernant spécifiquement la rareté de main-d’œuvre, voici quelques extraits de notre planification stratégique 2024-2027 concernant la réponse possible de l’Ordre quant aux besoins du public en matière de services oculovisuels.
CONTEXTE ET ENJEUX
L’importance de la vision et de la santé oculovisuelle est de plus en plus prise en considération dans divers aspects de la vie des individus. Dans un contexte postpandémique et de difficultés d’accès aux services de santé, mais aussi aux soins oculovisuels, les optométristes sont une ressource essentielle. (...)
ORIENTATION
Contribuer à ce que le secteur oculovisuel puisse compter sur des ressources humaines suffisantes pour répondre au besoin du public
STRATÉGIES
- Poursuivre les réflexions et les analyses quant à l’accroissement possible du rôle du personnel d’assistance afin de soutenir l’optométriste et contribuer ainsi aux enjeux de pénurie de main-d’œuvre
- Faire les interventions requises visant à ce que les pratiques des optométristes favorisent l’accessibilité des services optométriques, sans en compromettre la qualité
De toutes les pistes de solutions énumérées dans le dernier éditorial : augmenter les admissions, délocaliser la formation, différencier les honoraires RAMQ ou offrir des avantages fiscaux en région, peu sont toutefois de notre ressort. La pratique optométrique et les standards de soins aux patients sont par contre définitivement sous notre férule.
Une réalité ailleurs
Faire appel à du personnel afin d’assister un professionnel dans sa pratique n’est certainement pas une nouveauté, que ce soit en optométrie ou ailleurs. Toutefois, le degré d’autonomie et de responsabilité varie énormément selon les modèles et tend à s’accroître pour faire face au double défi de l’augmentation de la charge de travail des professionnels et de l’insuffisance de ceux-ci pour y répondre.
Autant du côté des pharmaciens que des dentistes ou des médecins, le niveau d’autonomie accordé au personnel d’assistance est éminemment plus grand que dans notre secteur. Il est même envisagé de pousser le concept plus loin en lançant un projet pilote visant la création d’adjoints aux médecins avec encore plus d’autonomie et responsabilités. Le but visé est simple : déléguer des actes pour se concentrer sur des compétences plus pointues afin de pouvoir prendre en charge plus de patients.
En optométrie, cela pourrait vouloir aussi dire d’accorder plus de temps à l’interprétation des nombreuses données et mesures auxquelles nous avons accès, plutôt qu’à la collecte directe de celles-ci.
Ici encore rien de nouveau, d’autres juridictions ont déjà implanté ce modèle en optométrie. Au sud de la frontière, on retrouve même jusqu’à quatre niveaux d’assistance, dont le dernier, Certified Paraoptometric Technician (CPOT), comprend une énumération de tâches donnant le vertige !
Nouveau paradigme
Mais jusqu’où aller dans cette délégation pour nous permettre d’augmenter le rythme sans affecter la qualité des soins ?
Le but doit être de pouvoir augmenter l’offre de service de qualité pour le bien des patients et non de créer ce qui pourrait ressembler à des chaînes de montage ayant pour unique but l’augmentation de volume et rentabilité de structures commerciales. Des exemples patents d’abus et pratiques discutables nous sont malheureusement bien familiers dans des secteurs connexes au nôtre...
Quelle que soit la forme ou l’étendu de ce que nous déciderons de faire, ce sera assurément un changement de paradigme pour les optométristes québécois. Nous avons été formés pour conduire nous-mêmes l’entièreté de l’examen avec le patient, sauf un certain nombre de prétests. Exécuter les tests, interpréter les résultats guidant la suite de l’examen, procéder aux diagnostics puis décider de la thérapeutique, tout ça demande du temps et ne souffre pas de raccourcis.
Par délégation d’actes, nous entendons qu’un professionnel travaillant avec un(e) assistant(e) formé(e) et certifié(e), sous supervision directe, demeure responsable face aux patients des actes posés, et ce, sans que le niveau de soin ne soit affecté.
Quels actes pourraient-ils être délégués ? C’est l’essence même du changement et c’est ce qui fera l’objet de nos travaux.
Cette délégation pourrait notamment inclure :
- Prétests étendus
- Anamnèse développée et révisée par le professionnel pour préciser les réponses le nécessitant
- Acuité visuelle, stéréoscopie, vision des couleurs, test-écran, motilités, pupilles, tonométrie, réfraction assistée (!),
- Rôle accru en assistant l’optométriste dans des cliniques spécialisées : yeux secs, rééducation visuelle en bureau (enfants, perceptivo-moteur, TCCL), etc.
Sans compter d’autres ajustements à notre pratique qui nous permettraient d’optimiser notre temps :
- Utilisation de l’intelligence artificielle, autant comme « scribe » que comme outils d’analyse des données.
- Tenue de dossier simplifiée
- Approche par problème et remise en question du contenu obligatoire d’un examen de routine (réfraction optionnelle ?)
« La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent » - Albert Einstein)
La liste ci-haut contient à dessein des items appelant des réactions épidermiques chez la plupart d’entre nous. Ce n’est bien sûr que pour susciter le débat et la réflexion. C’est d’ailleurs ce que vous serez appelé à faire bientôt en nous faisant part de vos réflexions dans le cadre d’une consultation en lien avec les enjeux de rareté de main-d’œuvre.
Cette consultation portera sur : Comment être plus efficace ? Qu’est-ce qui nous limite ? Comment augmenter notre offre de service sans compromettre la qualité des soins et la protection du public ?
Nous avons hâte de vous entendre !
