Par le Dr Éric Poulin, optométriste et président
Prendre soin de ceux qui prennent soin
Comme plusieurs d’entre vous, j’ai été choqué et interpellé à la lecture de certains fils de conversation qui ont récemment eu cours entre nos membres sur les réseaux sociaux.
Choqué par le ton, le vocabulaire utilisé et par le caractère anonyme de plusieurs interventions. Ma profession “tissée-serrée” en est rendue là? Incapable de se parler et de régler, ensemble, nos différends?
Interpellé par l’évènement qui renforçait le constat issu de conversations avec des collègues optométristes et d’autres professions: le niveau de stress et parfois de détresse est élevé chez les professionnels québécois, incluant les optométristes. Et parfois, ça explose!
Actuellement, la détresse psychologique et l’épuisement professionnel des soignants sont des sujets chauds dans plusieurs professions. Des études, des panels, des conférences, des balados (dont Soigner jusqu’à se briser) et des formations sur le sujet se multiplient.
Logiquement, on peut déduire que le phénomène doit être aussi présent et en augmentation dans notre profession, mais que disent les faits? On ne sait pas, cela n’a jamais été évalué en optométrie.
Des comparables
Certaines professions de la santé dont la pratique présente de nombreuses similitudes avec la nôtre possèdent des données sur le sujet et ce n’est pas rassurant.
MÉDECINS
Depuis 2017, l’Association médicale canadienne (AMC) procède à un sondage pancanadien sur le sujet.
Dans le dernier datant 2021, on apprend que:
- Plus de la moitié des médecins en exercice et des apprenants en médecine (53 %) signalent un niveau élevé d’épuisement professionnel.
- Près de la moitié des personnes répondantes (48 %) ont un résultat positif au dépistage de la dépression; cette proportion est considérablement plus élevée que celle en 2017 (33 %).
- Le quart (25 %) des médecins en exercice et des médecins résidents souffrent d’anxiété grave (10 %) ou modérée (15 %).
- Plus du tiers (36 %) des personnes répondantes ont eu des idées suicidaires à un moment ou à un autre de leur vie, et 14 % en ont eu au cours des 12 derniers mois.
VÉTÉRINAIRES
En 2022, une vaste étude sur le bonheur au travail des médecins vétérinaires dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre a été menée.
Sur les 975 membres de l’Ordre des médecins vétérinaires du Québec interrogés:
- 54 % souffraient de détresse psychologique
- 16 % avaient des idées suicidaires.
- 53 % souhaitaient quitter la profession ou se réorienter.
D’autres professions de la santé rapportent aussi que plus de 50% de leurs membres présentent un niveau élevé ou très élevé de stress ou d’anxiété.
Les causes de cette détresse ou de cet épuisement sont nombreuses, mais retenons, pour les fins de cet éditorial, les raisons suivantes (dans le désordre):
- Équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle
- Relation avec les patients
- Charge de travail
- Adaptation aux nouvelles technologies
- Normes et exigences à respecter
- Gestion / tâches administratives
ET DANS NOTRE PROFESSION ?
Rien ne nous porte à croire que le portrait est aussi sombre dans notre profession. Les résultats du sondage que nous venons de tenir sur les enjeux de main-d’œuvre nous apprennent par contre que le contexte actuel de pratique mine le moral des troupes, causant stress et fatigue, et que les causes sont semblables à celles rapportées ci-haut, notamment: la lourdeur et la complexité des cas, les lourdeurs administratives, les enjeux de main-d’œuvre.
Nous avions d’ailleurs débuté la réflexion sur cette problématique en 2019 en nous engageant à travailler sur ce qui est sous notre contrôle, soit notamment en vous fournissant une information plus claire en provenance de l’Ordre, une formation plus adaptée aux nouvelles réalités via le CPRO et en facilitant l’intégration des nouvelles technologies (dont l’accès au DSQ) dans notre domaine.
Bien sûr, notre statut de professionnel de la santé entraîne son lot de normes et de règles à respecter afin de garantir des services oculovisuels de qualité à la population, mais l’encadrement dont l’Ordre des optométristes est responsable ne doit être perçu que comme un outil pour soutenir l’amélioration de la qualité et l’accessibilité des services au Québec. Nos membres rapportent pourtant trop souvent que l’application et la complexité des normes sont des sources importantes de stress pour eux. Peur de l’erreur fatale, peur de l’Ordre.
Les statistiques nous disent pourtant le contraire, la très grande majorité des optométristes québécois ont une pratique adéquate et respectent les règles.
QUELQUES CHIFFRES :
Inspection professionnelle
- 169 inspections dans la dernière année
- 8 optométristes auront un suivi de 6 à 24 mois dus au nombre élevé de demandes de correctifs. Les autres seront revus entre 4 et 10 ans.
- 3 optométristes ont fait l’objet d’une inspection sur leur compétence
- 2 optométristes se sont vu imposer des stages, sans restriction de pratique.
Syndic
- 1240 appels dans la dernière année
- 245 dossiers ouverts
- 47 dossiers réglés par conciliation
- 31 dossiers ont fait l’objet d'une lettre d’avertissement (discrimination / profilage, exercice illégal par les collaborateurs, publicité non conforme, qualité de l’examen ou qualité des recommandations / explications)
- Seulement 5 dépôts de plaintes (qualité de l’examen, publicité)
- 8 dossiers ont été transférés à l’inspection professionnelle
- Tous les autres dossiers ont été fermés pour diverses raisons
Tout ça avec 1 500 optométristes examinant des milliers de patients chaque semaine!
La perception du danger des instances de l’Ordre, et le stress qui vient avec, proviennent surtout de la méconnaissance des règles et des processus en vigueur. Nous mettrons donc l’emphase dans le futur à mieux vous informer sur les obligations qui sont les vôtres en regard de la protection du public, dans un langage clair et de façon régulière. Une compréhension commune des règles permettra assurément de conserver un bon bilan au niveau du syndic et de l’inspection, et aussi, mais surtout, de faire disparaître l’Ordre de la liste des contributeurs au stress de nos membres !
Dans le même sens, nous comptons maintenir une conversation avec vous à l’aide de sondages périodiques pour bien circonscrire les problèmes auxquels vous faites face et essayer d’apporter des solutions pertinentes et efficaces aux divers enjeux identifiés.