Par le Dr Éric Poulin, optométriste et président
Le juste prix
La société québécoise s’est dotée au cours des années d’un filet social qui fait l’envie de plusieurs.
Avec une offre importante de services collectifs apportant un niveau élevé de protection sociale, l’État cherche à atténuer les inégalités par le biais d’une redistribution. Conscient que tous n’ont pas les mêmes chances, à la naissance ou à travers les aléas de l’existence, nous avons collectivement décidé de réduire les écarts et de prendre soin des moins chanceux.
Malgré cela, nous sommes souvent confrontés à des situations où des gens ne peuvent avoir accès, pour des raisons de disponibilités ou de coûts, à des médicaments novateurs, à des traitements ou tout simplement à des soins préventifs.
Le secteur privé pallie parfois les limites de l’offre publique par le truchement des assurances. Ces programmes ne bénéficient bien sûr pas à tous les citoyens et la couverture est à géométrie variable en ce qui a trait à l’étendue des services offerts et les montants autorisés.
Le coût élevé de certains produits et le manque de couverture ou d’aide adéquate sont de plus en plus criants en optométrie.
Qui de nous n’est pas régulièrement témoin de situation où un parent n’a pas les moyens d’offrir à son enfant les produits nécessaires au contrôle de la myopie ? Ou de l’impossibilité pour un patient de se payer les traitements optimaux et les gouttes adéquates à sa condition d’insuffisance lacrymale ?
Notre domaine n’est pas le seul à rencontrer ces difficultés, mais existe-t-il des solutions ?
Prix des médicaments
L’exemple du prix des médicaments est probablement le plus discuté et étudié.
Quel devrait être le prix d’un médicament novateur ? D’un médicament breveté en période d’exclusivité ou d’un médicament générique ? Qu’est-ce qui est juste et raisonnable ?
Plusieurs études ont été faites sur le sujet et ont tenté de répondre à cette question, notamment celle de nos collègues de l’Ordre des pharmaciens (1) :
Sur les marchés parfaitement concurrentiels, les prix sont déterminés par le jeu de l’offre et de la demande. En théorie, le prix d’équilibre qui en résulte est celui qui apparaît raisonnable à la fois pour le vendeur et l’acheteur. Conséquemment, ce prix devrait non seulement refléter adéquatement le coût des ressources impliquées dans la distribution du bien pour le vendeur, mais il devrait également correspondre au plus faible prix sur le marché auquel a accès un consommateur pour un niveau de qualité donné (...)
Comment définit-on un prix juste et raisonnable ? Un prix « juste » correspond sans doute au coût des ressources impliquées dans la production d’un bien sur un marché parfaitement concurrentiel, mais un prix « raisonnable » ? Par définition, une chose raisonnable fait preuve de bon sens. Elle pourrait donc être synonyme de ce qui est acceptable pour la société, de ce qui est accessible pour le consommateur, de ce qui est supportable pour le contribuable et de ce qui est suffisant pour rémunérer les facteurs de production.
Une autre étude nuance cette définition (2) :
L’enjeu n’est en effet pas tant de déterminer le « juste prix » de chaque médicament que de déterminer une « juste » architecture des prix […] qui répartisse entre les industriels le budget alloué […] en établissant un « juste » compromis entre des conceptions divergentes de l’intérêt général et de l’organisation marchande.
On appelle donc à une juste répartition du coût et des profits à tous les intervenants. Le problème du prix du médicament n’est certes pas réglé, mais une discussion est ouverte et toutes les parties y participent.
Produits optiques : autres produits, problématique similaire
Tout comme pour le médicament, les produits optiques font périodiquement les manchettes à la suite « d’enquêtes » qui concluent au prix élevé de ceux-ci.
Le secteur de l’optique est pourtant un secteur hautement concurrentiel et les lois du marché jouent pleinement leur rôle pour assurer des prix concurrentiels à la population.
Est-ce vrai dans tous les cas ?
Tout comme en pharmacie, certains produits sont uniques. Peu de produits de remplacement sont disponibles, voire aucun. Les prix sont à l’avenant et, faute de compétition, les lois du marché ne peuvent jouer leur rôle.
Bien sûr, une entreprise qui a investi dans le développement d’une nouvelle technologie a pleinement le droit de tirer profit de ses efforts. C’est le fondement même de notre système capitaliste, mais à partir de quand est-ce trop ? Quand y a-t-il déconnexion entre les prix accordés à certaines innovations thérapeutiques et les frais effectivement engagés pour les développer et les produire ? Que faire lorsque le meilleur (et le seul) traitement est hors de prix pour la majorité, surtout pour des traitements qui peuvent s’étendre sur plus d’une décennie ?
Pour justifier le niveau de prix et se donner bonne conscience, certaines entreprises nous invitent à faire une pirouette mentale consistant à considérer le produit non pas comme une lentille (cornéenne ou ophtalmique), mais comme un traitement contre la myopie. Ça vaut donc plus cher.
L’ordonnance que nous émettons pour la fabrication d’une orthèse visuelle n’a-t-elle pas toujours été le traitement d’une condition que nous avons diagnostiquée ? Poser la question, c’est y répondre.
Si le prix n’était pas un enjeu, quel professionnel hésiterait à prescrire des lentilles de contrôle de la myopie à tous les cas qui le commandent ? Ou des lentilles avec aide à la lecture à nos ados qui vivent leur vie à 25 cm de leur cellulaire ?
Des solutions ?
Les problèmes complexes ont rarement des solutions simples, mais si toutes les parties prenantes mettent l’épaule à la roue, les choses peuvent bouger au plus grand bénéfice des Québécois.
Le gouvernement : la couverture des examens visuels jusqu’à 18 ans et le remboursement bisannuel de 250 $ sont déjà de puissants outils pour donner à tous les enfants québécois les mêmes chances de réussite. Il serait toutefois peut-être opportun que le volet préventif (contrôle de la myopie) puisse aussi avoir sa place dans notre système de santé résolument axé sur le curatif.
Les assurances privées : il serait grand temps que celles-ci revoient leur panier de services et les tarifs associés aux soins visuels. Une analyse des couvertures nous amène souvent à nous interroger sur le processus décisionnel quant aux choix des services offerts aux assurés. Même lorsque les soins visuels sont inclus, les montants de couverture semblent être basés sur les tarifs du siècle dernier.
Les professionnels : ce n’est certainement pas aux professionnels de supporter seuls l’accessibilité aux traitements, d’autant plus que notre industrie fortement compétitive présente déjà des processus de régulation des prix associés à l’offre et la demande. Nous pouvons bien sûr participer à l’effort et rogner les marges de profits sur certains produits essentiels. Sans surprise, vous me répondrez que vous le faites déjà dans plusieurs situations. J’en suis pleinement conscient et vous invite à continuer.
Les fabricants : comme c’est le cas pour les compagnies pharmaceutiques, on peine à voir l’adéquation entre les coûts (recherche et développement, production) et le prix payé par les professionnels pour certains produits. Les prix élevés des produits novateurs constituent le principal frein à l’accessibilité et le nœud gordien au déploiement de traitements efficaces.
Il serait grand temps d’avoir une conversation sur ce que devrait être un prix juste et raisonnable pour certains produits essentiels.
Références :
- Extraits de l’étude sur la transparence des prix réalisée par Mme Brigitte Milord et M. Claude Montmarquette (CIRANO) pour le compte de l’Ordre des pharmaciens du Québec, disponible en ligne : https://www.opq.org/wp-content/uploads/2020/03/sommaire_rapport_opq_transparence_prix.pdf
- Nouguez, Étienne, et Cyril Benoît. « Gouverner (par) les prix. La fixation des prix des médicaments remboursés en France », Revue française de sociologie, vol. 58, no. 3, 2017, pp. 399-424.